
Comment es-tu arrivée à la danse puis au Break spécialement ?
Par la musique. J’ai découvert le hip-hop dans les années 90 par l’intermédiaire des radios indépendantes, j’avais mon petit planning d’émissions hip-hop ou funk que je ne manquais jamais et que j’enregistrais sur mes cassettes… Au départ, je voulais être DJ, ou même écrire des textes de rap. Ensuite, j’ai vu du break à la télé dans des clips, et j’ai su que c’était ça que je voulais faire. J’ai mis longtemps à m’y mettre parce que je ne connaissais personne qui en faisait. J’ai commencé par les danses debout, puis je me suis mise au break en 98. Mon premier groupe était un groupe de B-Girls à Montréal, que j’avais rencontrées dans un cours de capoeira pendant l’année que j’ai passée là-bas à l’Université. Je pratiquais déjà les arts martiaux, donc j’ai vite réussi à atteindre un bon niveau technique. Ensuite, quand je suis rentrée en France, je me suis très vite mise dans le bain des crews et des battles, et très peu de temps après, en parallèle, dans le milieu de la création.
Tu as participé et gagné de nombreux battles, que retiens-tu de cette période ?
J’étais à fond dans les battles dans les années 2000, en solo ou avec les différents groupes avec qui j’ai dansé : Phase T, puis Créteil Style / Def Dogz en France, et aussi RedMask à Montréal. J’ai remporté l’IBE 2004, le BOTY 2005, j’ai jugé le BOTY 2006 ou encore le Red Bull BC One 2007… J’ai fait le tour du monde avec les battles. Je vois les battles comme des rendez-vous avec soi-même, des sortes de cérémonies où l’on s’abandonne à la musique, où l’on partage sa danse avec une communauté. On y improvise sur les rythmes d’un patrimoine musical riche et toujours grandissant, on s’y confronte à la nouveauté, on y acquiert et on y entretient la force de se dépasser, on s’y construit une identité. Personnellement, j’aborde les battles sous l’angle du freestyle. Il y a une certaine mise en danger, une mise à nu face aux circonstances que j’apprécie particulièrement. Mais ce que j’ai toujours recherché dans les battles, c’était tout ce qu’il y avait autour : les battles improvisés et les échanges dans les cyphers, les soirées, les rencontres… C’est de ces échanges que j’ai gardé le plus de souvenirs et qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui, dans la danse mais aussi dans ma manière de voir le monde, qui est imprégnée de la vision de toutes les personnes avec lesquelles j’ai eu la chance de pouvoir partager, tout autour du monde.
Maintenant tu gères une compagnie, quelles différences notes-tu entre ces deux périodes de ta vie ?
A l’époque où j’étais dans les battles, j’étais déjà très impliquée dans le domaine de la création, j’étais interprète pour plusieurs compagnies (Black Blanc Beur notamment). J’écrivais sur la danse, pour moi puis aussi dans des magazines (Graff It!, Danser Magazine). La chorégraphie a été une continuité de ce parcours, parce que j’ai toujours eu besoin d’exprimer ce qui me touche dans la danse et dans la culture hip-hop à un plus large public pour en faire comprendre les valeurs, que je trouve fondamentales. Quand je chorégraphie, je peux exprimer ma vision du monde en sublimant la danse des autres, être à l’écoute de ce qu’ils ressentent et le rendre explicite pour le public. Pour décrire mon processus de création, j’utilise beaucoup le terme de contrainte, sans l’opposer à la notion de liberté. Pour moi, la liberté s’acquiert et se cultive. Apprendre à danser, c’est apprivoiser les paramètres qui définissent notre manière de bouger et ceux qui limitent nos mouvements. Pour progresser, pour innover, on doit sans cesse repousser les paramètres qui nous limitent. Quand je chorégraphie, je provoque le déplacement de l’endroit de la créativité des danseurs, je leur impose de nouveaux paramètres qui font naître de nouvelles solutions d’émancipation. Ce fonctionnement est très familier aux danseurs hip-hop, dont la danse est basée sur le dépassement de soi. L’idée de recherche de liberté sous-tend tout mon travail, et j’aime beaucoup vivre ce processus avec les interprètes avec qui je travaille.

Ta dernière création “Le Procès de Goku” a été créée pour être jouée dans les salles de classe, peux-tu nous en expliquer la genèse ?
Le Centre Dramatique National de Sartrouville m’a passé commande pour une pièce qui devait être jouée in situ en salles de classes. J’avais carte blanche. C’est assez rare de pouvoir s’adresser à des adolescents, et je voulais que ce spectacle puisse avoir un véritable impact sur eux. Je me suis projetée en tant qu’élève, en me demandant ce que j’aurais aimé voir et entendre lorsque j’étais adolescente, ce qui m’aurait influencée. Le Procès de Goku est un spectacle « surprise » où on fait croire aux élèves qu’en raison d’une délocalisation judiciaire, ils ont été nommés jurés du procès d’un breakeur, B-Boy Goku, accusé d’avoir plagié un mouvement de danse. C’est une sorte de joute verbale ponctuée de démonstrations dansées, où Goku tente de convaincre un juge un peu trop moralisateur de l’absurdité des charges retenues contre lui. Le spectacle se transforme peu à peu en un véritable battle. A travers ce procès, à la fois absurde et tragique, j’ai voulu faire réfléchir les jeunes spectateurs au processus d’apprentissage et faire en sorte qu’ils se questionnent réellement sur les notions de créativité, de liberté, de responsabilité, de transmission et d’héritage. https://youtu.be/_gHMQWXCVuo
Ta prochaine création s’appelle “Héraclès sur la tête”, elle suit la préparation de 3 champions de break à une grande compétition sportive, c’est clairement une référence à l’arrivée du Break au JO ?
Oui ! Dans Héraclès sur la tête, trois champions de break, deux B-Boys et une B-Girl, préparent la future compétition sportive, coachés par leur entraîneur, qui les pousse au-delà de leurs limites. Ils suivent ses consignes parfois saugrenues, en s’entraînant et en se prêtant à des battles à thème. Mais leur personnalité bien affirmée se heurte à la rigidité des règles de la compétition qu’ils préparent, ce qui crée des désaccords entre eux et des conflits avec leur entraîneur : est-ce qu’on peut mélanger les différentes gestuelles hip-hop ? Est-ce qu’il faut optimiser la performance physique aux dépens du ressenti artistique ? Les joutes dansées qui naissent des débats entre les danseurs illustrent les tensions entre la liberté créative propre à la danse hip-hop et l’académisme imposé par son élévation au rang institutionnel. Par la danse et par le texte, je veux immerger le spectateur dans l’énergie créative et conquérante du monde du break et des battles. Et aussi remettre en jeu la devise moderne des sports athlétiques – plus vite, plus haut, plus fort !

La danse en trois mots ?
Entrer en résonance.
Combien d’heures t’entraînes-tu par semaine ?
Je danse surtout pour moi, un peu tous les jours, un peu tout le temps, un peu partout !
Ton son du moment ?
El Michels Affair – Unathi
Ton mot de la fin ?
Pour moi, le hip-hop est une culture qui crée des liens humains et nous offre un patrimoine commun. Un patrimoine qui célèbre le métissage culturel, dans le respect de l’identité de chacun. Gardons à l’esprit que ce que les artistes produisent, ce qui est visible sur scène ou dans les battles, n’est qu’une infime partie de notre culture, et qu’il est important de transmettre nos valeurs, de célébrer nos artistes, et surtout de vivre et de faire vivre des expériences communes. C’est possible de le faire à l’échelle de la scène ou d’événements comme le battle, mais il est indispensable que chacun le fasse avant tout en tant qu’individu avec son propre entourage.PEACE, ONE LOVE ! Et merci à tous ceux qui me soutiennent.
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