À l’orée de cette nuit d’Halloween, je vous propose d’explorer l’un des plus grands chefs-d’œuvre de la littérature et référence absolue du gothique, qui s’avère aussi être l’un de mes romans préférés : The Turn of the Screw de Henry James.
Plus qu’un simple récit gothique, ce roman agit comme une chambre d’échos où résonnent les grandes angoisses du XXe siècle : la subjectivité, la fiabilité du narrateur, l’ambiguïté fondamentale de toute perception. James ne se contente pas de tisser une intrigue : il nous enferme dans une expérience sensorielle où le doute se fait poison lent, où chaque page nous rapproche un peu plus du bord du gouffre. La narration de l’obsession.
On croit lire une histoire ; on se surprend à douter de tout, à scruter chaque silence, chaque regard, chaque ombre. L’esprit s’égare, happé par cette voix unique, incertaine, qui nous entraîne dans un vertige sans fin. Ce n’est plus seulement une histoire qu’on lit, mais une sorte de fièvre : la fièvre du soupçon, de l’inquiétude, de l’impossible certitude.
Le roman ouvre la voie à une littérature du doute, où l’angoisse ne naît pas d’un monstre tapi dans l’ombre, mais de l’incapacité à trancher, à savoir, à se fier à ses propres sens.
On ne referme pas The Turn of the Screw : on y reste prisonnier, hanté, obsédé par l’idée que la folie, peut-être, n’est qu’une question de perspective. Mais, je vous laisse désormais entre de bonnes mains ou plutôt .. entre de bons spectres.

L’angoisse du vertige narratif
L’histoire, en apparence simple, suit une jeune gouvernante engagée dans une demeure anglaise isolée pour s’occuper de deux enfants orphelins, Miles et Flora. Très vite, l’ambiance se charge d’une tension trouble : la gouvernante croit percevoir des présences surnaturelles, persuadée que les enfants sont menacés par les fantômes de leurs anciens gardiens. Mais ce qui commence comme un récit de hantise se mue en un labyrinthe mental, où chaque perception, chaque émotion, chaque silence devient suspect.
Henry James, héritier de la tradition gothique, renouvelle ici les codes du genre. Il ne se contente pas d’agiter des spectres dans la nuit : il invite le lecteur à vivre, de l’intérieur, l’expérience du doute. L’angoisse ne naît pas tant des apparitions que de la sensation d’être prisonnier d’une vision unique, celle de la gouvernante, dont la fiabilité est sans cesse remise en question. Ainsi, The Turn of the Screw devient le théâtre d’une angoisse moderne : celle du lecteur, condamné à douter de tout, y compris de sa propre interprétation.
C’est cette complexité enivrante qui fait du roman un chef-d’œuvre inépuisable, un miroir noir où se reflètent nos peurs les plus profondes. Plus d’un siècle après sa parution, The Turn of the Screw continue de hanter la littérature et l’imaginaire collectif, preuve que l’horreur la plus durable n’est pas toujours celle qui se montre, mais celle qui s’insinue, insidieuse, dans les replis de la conscience.

L’ambiguïté comme moteur de l’angoisse
Si The Turn of the Screw continue de fasciner, c’est d’abord par l’ambiguïté radicale qui innerve chaque page. Henry James ne livre jamais de certitude : il construit un récit où tout, du cadre aux dialogues, semble glisser entre les doigts du lecteur. L’angoisse naît moins de l’apparition des spectres que de la sensation d’être piégé dans une histoire sans issue, où la vérité se dérobe sans cesse.
Cette ambiguïté s’incarne d’abord dans la voix narrative. Le roman est entièrement filtré par la conscience de la gouvernante, dont la subjectivité est à la fois un prisme et un piège. Le lecteur ne dispose jamais d’un recul objectif : il est condamné à voir, à ressentir, à douter avec elle. La technique du point de vue limité, si moderne dans sa conception, enferme l’esprit dans une spirale de soupçons et de projections. On partage l’angoisse de la narratrice, mais aussi son vertige, sa paranoïa, son incapacité à distinguer le réel de l’hallucination.
James exploite magistralement cette sensation d’enfermement. L’atmosphère du manoir de Bly, loin d’être simplement gothique, devient le reflet d’un esprit assiégé. Les couloirs, les miroirs, les silences, tout concourt à créer un sentiment d’oppression croissante : le lecteur avance à tâtons, prisonnier d’un cauchemar dont il ne connaît ni la logique ni la sortie. L’incertitude devient la règle : chaque apparition, chaque mot, chaque geste peut être interprété de mille façons, sans que jamais une solution ne vienne dissiper le brouillard.
C’est là que réside la vraie terreur du roman : non dans la peur du surnaturel, mais dans l’impossibilité de s’en extraire mentalement. L’angoisse n’est pas tant celle de voir un fantôme que celle de ne jamais savoir si l’on en a vu un. Cette incertitude obsédante, cette impossibilité de trancher, fait de la lecture une expérience presque hallucinatoire, où le lecteur devient à son tour le prisonnier d’un récit qui le dépasse.
En refusant tout apaisement, toute résolution nette, Henry James transforme la narration en piège mental : le texte hante, poursuit, obsède, bien après la dernière page. La spirale de l’ambiguïté devient alors le vrai monstre du roman, celui qui, insidieusement, dévore la raison et laisse le lecteur dans un état d’inconfort persistant.

Les personnages, miroirs d’une folie rampante
Dans The Turn of the Screw, les personnages ne sont jamais de simples figures de l’intrigue : ils incarnent, chacun à leur manière, les multiples facettes du doute, de l’obsession et de la folie. Loin de se limiter à l’opposition entre innocence et corruption, Henry James compose une galerie de portraits où chaque protagoniste devient le reflet – ou la victime – d’un trouble profond, d’une angoisse sans nom.
La gouvernante : l’obsession incarnée
C’est par elle que tout advient, et c’est par son regard que le lecteur est captif. Figure centrale, la gouvernante oscille sans cesse entre héroïsme et dérive, lucidité et paranoïa. Son désir de protéger les enfants semble sincère, mais se mue peu à peu en obsession dévorante. Plus la menace paraît grandir, plus son comportement devient erratique, jusqu’à frôler la folie. James ne tranche jamais : la gouvernante est-elle une victime du surnaturel, ou la créatrice de son propre cauchemar ? Sa subjectivité extrême fait d’elle une narratrice aussi fascinante qu’inquiétante, dont l’instabilité contamine la perception même du lecteur.
Miles et Flora : innocence troublée ou complicité ?
Les enfants, Miles et Flora, sont au cœur de toutes les projections. Leur ambiguïté est totale : tantôt innocents, tantôt manipulateurs, ils semblent tour à tour victimes, complices, ou simples miroirs de la psychose adulte. Le comportement de Miles, en particulier, oscille entre l’ange et le démon, entre l’enfant vulnérable et la créature possédée. Flora, quant à elle, incarne une innocence trompeuse, dont la fragilité ne fait qu’accentuer le malaise. James joue avec les apparences : les enfants sont-ils réellement en danger, ou sont-ils le support des fantasmes et des peurs de la gouvernante ?
Les fantômes : présence réelle ou hallucination collective ?
Peter Quint et Miss Jessel, les spectres qui rôdent autour de Bly, ne sont jamais décrits de façon objective. Leur existence même reste sujette à caution : seuls les yeux de la gouvernante semblent les percevoir. Sont-ils des entités malveillantes, des souvenirs incarnés, ou les projections d’un esprit tourmenté ? James laisse planer le doute : les fantômes deviennent les vecteurs d’une angoisse qui dépasse le surnaturel pour toucher à l’intime, au refoulé, à l’inconscient.
Miroir d’une folie rampante
En construisant ses personnages comme autant de reflets déformés d’une même obsession, Henry James fait de Bly un huis clos mental, où la folie se propage comme une onde. Chacun, à sa manière, participe à la spirale de l’angoisse : la gouvernante, en quête de sens ; les enfants, énigmatiques et insaisissables ; les fantômes, figures de l’indicible. Tous participent à ce théâtre inquiet où le lecteur, à son tour, devient le prisonnier d’un vertige sans fin.

Un labyrinthe de la hantise
The Turn of the Screw est un roman-labyrinthe : chaque lecture en révèle de nouvelles strates, chaque interprétation ajoute à la fascination. Si Henry James sème le doute à chaque page, c’est pour mieux explorer les grandes obsessions du roman gothique, mais aussi de la psyché humaine.
Au cœur du texte, la frontière entre innocence et corruption s’effrite. Les enfants, Miles et Flora, sont-ils les victimes d’une influence maléfique, ou l’innocence n’est-elle qu’une façade fragile, prête à se fissurer sous le poids des obsessions adultes ? La gouvernante, persuadée de leur pureté, devient elle-même l’instrument d’une inquiétante contamination, projetant ses propres angoisses sur ceux qu’elle croit protéger. Le roman interroge ainsi la possibilité même de préserver l’innocence, et la tentation de voir le mal partout.
Jamais le lecteur n’est certain de ce qui se joue à Bly. Tout est filtré par la subjectivité de la gouvernante : la perception devient le véritable enjeu du roman. La réalité se dérobe, la frontière entre hallucination et fait objectif s’efface. Cette instabilité fait de chaque événement un puzzle insoluble : la peur naît moins de ce qui est vu que de ce qui ne peut être prouvé. Le roman devient alors une expérience vertigineuse, où la perception du lecteur se trouve elle-même contaminée par le doute.
Sous la surface du récit, la question de la sexualité – et surtout de sa répression – hante chaque page. Les figures de Peter Quint et Miss Jessel, anciens domestiques aux mœurs scandaleuses, planent comme des ombres sur les enfants et la gouvernante. L’obsession de cette dernière pour la pureté des enfants, sa fascination pour Miles, la tension latente entre les adultes, tout concourt à faire de Bly un espace saturé de désirs inavoués. James suggère plus qu’il ne montre, mais la tension sexuelle, jamais nommée, devient un moteur souterrain de l’angoisse.
La folie, dans The Turn of the Screw, n’est jamais localisée : elle circule, se propage, contamine. La gouvernante, d’abord figure de raison, sombre peu à peu dans l’obsession, entraînant avec elle les enfants, la vieille Mrs Grose, et jusqu’au lecteur lui-même. Le roman s’apparente à un huis clos mental, où la paranoïa devient épidémie. La peur n’est plus celle du surnaturel, mais celle de perdre pied, de voir la raison vaciller.
Enfin, James excelle à rendre inquiétant ce qui devrait être rassurant : la maison, les enfants, le quotidien. Le familier devient étrange, le connu devient source d’angoisse. Ce trouble, que Freud nommera plus tard « l’inquiétante étrangeté », est au cœur de l’expérience gothique : tout ce qui est proche peut, soudain, devenir menaçant.
Héritage gothique et modernité : la question moderne de la subjectivité
The Turn of the Screw s’impose, plus d’un siècle après sa parution, comme l’un des sommets du roman gothique, tout en annonçant les questionnements les plus modernes de la littérature.
Dans la lignée de Walpole, Radcliffe, Poe ou Le Fanu, James pose les bases d’un gothique psychologique, où l’horreur ne vient plus seulement de l’extérieur, mais surgit du for intérieur des personnages. Le manoir de Bly n’est pas qu’un décor : il devient le miroir de l’esprit assiégé, un espace mental saturé d’angoisse. Les fantômes, loin d’être de simples apparitions spectaculaires, incarnent l’indicible, le refoulé, la part d’ombre de chaque conscience.

L’influence de The Turn of the Screw dépasse largement la littérature gothique. Le roman a inspiré d’innombrables adaptations – cinéma, théâtre, opéra, séries – et continue de nourrir l’imaginaire collectif. Des œuvres comme Les Innocents de Jack Clayton, The Haunting of Bly Manor sur Netflix, ou même des romans contemporains comme The Little Stranger de Sarah Waters, puisent dans la spirale obsédante de James pour explorer les limites du réel et de la folie.
Pourquoi ce roman hante-t-il encore ?
Parce qu’il refuse toute certitude, tout apaisement. Parce qu’il fait du lecteur le complice et la victime d’une expérience de la folie. Parce qu’il interroge nos peurs les plus profondes : celle d’être trompé par nos sens, celle de voir l’innocence corrompue, celle de se perdre dans les méandres de l’esprit. La spirale obsédante de The Turn of the Screw n’est pas seulement celle de la gouvernante ou des enfants, mais celle de tout lecteur confronté à l’inexplicable.
Henry James a offert à la littérature un piège subtil, un vertige sans fin, où la peur est moins celle des fantômes que celle de la folie et du doute. C’est là, sans doute, la marque des véritables chefs-d’œuvre : hanter, sans jamais livrer leur secret. Un peu comme l’Humain.
